Damien Baldin: «Jamais la volonté n’a été si grande de maîtriser les animaux»

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Historien, Damien Baldin s’intéresse à la place que nous accordons à nos frères inférieurs. Que se cache-t-il derrière notre volonté, si forte aujourd’hui, de les protéger? N’est-il pas incompatible de dominer et aimer les bêtes?

Dans votre histoire de la domestication, pourquoi le chat est-il si peu présent?

Pour résumer, disons que le chien serait l’animal domestique par excellence du XIXe et du début du XXe siècle. Et le chat celui de la fin du XXe et du début du XXIe. D’ailleurs aujourd’hui, il est plus présent que les chiens comme animal de compagnie. Curieusement, les archives mentionnent peu de chats. Pour les fourrières par exemple, c’est un animal qui n’existe pas ou presque pas. Les écrivains en parlent, et certains vétérinaires aussi, encore très peu. Sans doute parce que le chat ne correspond pas à ce qu’on attend d’un animal domestique. On cherche un animal à maîtriser, à dresser, très obéissant, qui doit protéger la maison. Le chat est un peu le contraire de tout ça: fuyant, vagabond, errant par définition, alors que le chien est très facilement attaché à une propriété.

Comment le félin prend-il sa revanche?

Avec l’individualisation de la société, la valorisation des valeurs d’indépendance et de liberté, le chat peu à peu remonte dans la hiérarchie des animaux de compagnie. Aujourd’hui ce n’est pas un hasard si le chien, tout en gardant encore une image positive, est associé à la contrainte, à la soumission, tandis que le chat nous laisse plus libre en étant lui-même plus libre. Sauf que de plus en plus nous voulons qu’il ressemble au chien. On l’enferme dans des appartements, ce qui aurait paru absurde il y a un siècle. On aperçoit même des chats en laisse.

Les oiseaux, qui ont été des animaux de compagnie prisés, ont quasi disparu. Pourquoi donc?

Cet animal est tout aussi valorisé aujourd’hui qu’il y a un siècle ou deux. Mais de manière différente. De nos jours, on apprécie l’aspect «sauvage» des oiseaux: on aime les rencontrer à la campagne ou dans la rue, on va les observer dans leur environnement naturel, on s’efface presque. Alors qu’auparavant il y avait ce phénomène qui nous semblerait aujourd’hui presque incongru: les oiseaux en cage. Personnellement je me souviens que mon grand-père en avait, mais je suis incapable de vous citer une personne de ma connaissance qui en posséderait encore. Cela nous semble incompatible avec l’une des caractéristiques de l’oiseau: la liberté.

Pourquoi la domestication des animaux s’accélère-t-elle entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle?

D’abord la révolution industrielle et urbaine rend l’usage des animaux essentiel à une économie en pleine croissance. On produit plus, il faut circuler plus, transporter plus de marchandises. Or le cheval va rester, jusqu’à l’automobile, le moteur des déplacements pour les courtes distances. Il y a donc une intensification de l’usage des chevaux. Mais aussi des animaux pour leurs produits. Les villes grandissent, consomment toujours plus de viande, de lait. Avec comme résultat l’augmentation des animaux d’élevage. On assiste à l’émergence de la zootechnie. Des agronomes et une science vétérinaire réfléchissent à l’amélioration de la rentabilité et de la productivité d’un animal d’élevage.

Pourquoi dans le même temps assiste-t-on à l’explosion du nombre d’animaux de compagnie?

Ils deviennent de plus en plus importants parce qu’ils comblent un manque en matière d’affection, de caresses, de réconfort, de protection. Cela aussi pour les classes urbaines. Cet amour des animaux de compagnie va développer par exemple un intérêt pour les races de chiens. On va faire en sorte de pouvoir créer et améliorer des races pour répondre à l’attente des populations. Tout cela débouche sur une plus grande manipulation des animaux, aussi bien dans la sphère privée, avec les animaux de compagnie, que dans la sphère économico-sociale, pour les animaux d’élevage.

Ce n’est quand même pas tout à fait la même chose, l’élevage ou les animaux de compagnie…

Il y a pourtant ce point commun: une volonté très forte de la société de maîtriser les animaux. Avec, comme conséquence, la réglementation les concernant, de leur protection pénale à la manière de les tuer, ou leur présence dans les rues. Ils doivent peu à peu être tenus en laisse ou porter une médaille. La modernité des XIXe et XXe siècles concerne aussi notre rapport aux animaux, il n’y en a jamais eu autant dans l’histoire. Il n’y a jamais eu autant de volonté de les maîtriser. Les sociétés contemporaines occidentales sont des sociétés qui domestiquent profondément.

Une domestication perçue, dites-vous, comme un acte de civilisation…

On retrouve ici l’idée de progrès. C’en est un d’améliorer la productivité des races bovines. De vouloir protéger les animaux des violences humaines. Evidemment quand on souhaite améliorer le sort des animaux, c’est aussi pour répondre à un besoin des hommes. Même aujourd’hui où l’on prétend protéger les animaux pour eux-mêmes. Vouloir réduire la violence envers les animaux, cela répond à notre besoin de marquer notre intolérance à toute violence.

Cette œuvre de civilisation concerne aussi la façon de tuer les animaux…

Le fait qu’on souhaite rendre plus douce la mise à mort des animaux c’est comme l’invention de la guillotine qui a été pensée comme une méthode plus humaniste. Mais finalement très peu de personnes se sont interrogées sur la mise à mort elle-même. On a toujours fait en sorte que les animaux souffrent moins, sans remettre en cause la notion même d’abattage. Derrière les enjeux de la souffrance animale, on trouve toujours des enjeux politiques et sociaux. Le débat par exemple sur les abattages rituels ou, au XIXe siècle, le fait de vouloir réglementer la présence des chiens, le port de la laisse, l’identification par une médaille, qui vient contrarier des comportements et des pratiques populaires, gêne les plus nécessiteux, les vagabonds, les classes laborieuses. Certes, il y a des raisons d’hygiène publique, mais aussi des raisons plus politiques.

Quels combats mènent les premières sociétés de protection des animaux au milieu du XIXe siècle?

Elles s’intéressent d’abord aux animaux les plus utilisés par les hommes, en premier lieu le cheval. C’est celui qu’on voit le plus dans les rues, c’est celui qu’on voit le plus souffrir et être l’objet de mauvais traitements. Là aussi c’est une protection très utilitaire. Maltraiter un cheval, c’est le rendre moins efficace, moins productif. Ensuite protéger les animaux c’était aussi marquer une certaine peur des violences populaires, par exemple des charretiers souvent présentés comme des ivrognes violents.» A travers les lois qui protègent les animaux on cherche aussi une mise en ordre de la société. La protection est d’abord une affaire d’hommes, de notables, de vétérinaires, de propriétaires terriens, donc très attentifs aux animaux de rente. Puis, avec l’émergence des animaux de compagnie et une féminisation de la protection, le bestiaire évolue peu à peu. Le chien devient alors la grande mascotte des sociétés de protection des animaux. D’autant que les chevaux vont peu à peu disparaître. Les seules bêtes qui vont rester dans la ville sont les animaux de compagnie.

Une idée reçue que vous mettez à mal: les mauvais traitements infligés par les paysans à leurs bêtes…

Les animaux dans une ferme ont une importance matérielle et économique telle que les paysans n’avaient aucun intérêt à les maltraiter. Si ce stéréotype a perduré, c’est que les protecteurs des animaux ont souvent stigmatisé les paysans vus comme rustres, barbares, brutaux. »On assiste à une confrontation entre la sensibilité d’une élite urbaine et la sensibilité paysanne. L’utilisation par exemple d’une pique pour diriger les troupeaux est jugée trop brutale par les citadins qui ignorent l’usage précis et l’utilité de cet instrument ancestral. Le divorce aujourd’hui est de plus en plus grand. Les paysans sont accusés de mauvais traitements parce qu’ils pratiqueraient tous un élevage industriel. D’abord c’est faux, ensuite on juge tout selon le modèle dominant de l’animal de compagnie. Il nous semblerait fou d’utiliser notre animal de compagnie à une tâche quelconque. Que des gens aujourd’hui continuent à pratiquer l’élevage est de moins en moins compris. Comme n’est pas compris le fait que dans les campagnes on peut à la fois aimer et tuer son animal.

Pourquoi si peu de travaux historiques sur les animaux domestiques dont le rôle social et économique majeur n’est plus à prouver?

Une des raisons, je pense, c’est qu’aujourd’hui la relation aux animaux domestiques se limite très souvent aux animaux de compagnie, un phénomène pas très sérieux aux yeux des historiens. Plusieurs fois, dans le milieu universitaire j’ai essuyé quelques rires et sourires, on me disait, ah, tu t’intéresses au chien-chien de la mémère, tu n’as rien de plus sérieux à faire? Il s’agit peut-être d’un réflexe de pudeur. L’animal de compagnie touche tellement à l’intimité des gens. Un peu comme pour d’autres sujets très importants dans la vie de tous les jours – la sexualité, la violence, le corps – que les historiens ont longtemps hésité à traiter.

A lire: Damien Baldin: «Histoire des animaux domestiques». Seuil

© Migros Magazine – Laurent Nicolet